ESPEREM : AU SERVICE DE LA DECOHABITATION DES FEMMES VICTIMES DE VIOLENCES CONJUGALES
- SiTuM'aimes
- 23 mai 2019
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Aujourd’hui, j’interviewe une membre de l’association Esperem, qui a souhaité rester anonyme, car elle s’occupe d’aider les femmes victimes de violences conjugales dans leur processus de décohabitation. Sa mission résulte d’un appel à projet lancé par Paris Habitat, et cette chargée de mission s’occupe de trente locataires de Paris Habitat victimes de violences conjugales.

SdC : Pouvez-vous me parler de l’association Esperem ?
A : L’association Esperem, fusion des associations Arfog-Lafayette et Henri Rollet, compte à peu près 400 salariés, qui gèrent quatre départements d’action : protection de la jeunesse, hébergement et logement d’insertion, accueil et accompagnement parents-enfants, et formation et insertion socio-professionnelle.
SdC : Et vous ?
A : Je suis chargée de mission logement pour les femmes victimes de violences conjugales. Je suis rattachée à un foyer de mise à l'abri des femmes victimes de violences conjugales et de leurs enfants, dont l'adresse est secrète puisqu’il s’agit d’une mise en sécurité en urgence. Ces femmes sont soit orientées par les commissariats parisiens suite à une intervention au domicile ou à un dépôt de plainte pour violences conjugales, soit par les services sociaux et les structures un peu plus spécialisées.
Je suis rattachée au foyer au niveau hiérarchique, j'assiste aux réunions, aux supervisions, et j'ai un lien particulier avec la psychologue de ce foyer.
En 2017, Il y a un an et demi, une convention a été passée entre Esperem et le bailleur Paris Habitat, qui a lancé un appel à projet, une mission de 3 ans pour aider leurs locataires victimes de violences conjugales dans le processus de décohabitation. Donc mon travail est d’accueillir et orienter les locataires et venir en soutien aux conseillères sociales quand il y a un projet de décohabitation. Toutes les dames que je reçois sont des locataires de Paris Habitat.
SdC : Qu'est-ce que la décohabitation ?
A : La décohabitation, c'est quand une femme, avec ou sans enfants, a décidé de partir du domicile où il y a l'auteur des violences. Pour faire une telle demande, elle doit être titulaire du bail, au même titre que son mari ou son concubin, et cette demande doit être appuyée par une plainte déposée au commissariat.
Une partie des locataires est décidée à partir, elles n’ont donc pas besoin de mon intervention, ayant une demande claire auprès des agences et une plainte déposée. Mais dans d’autres situations, c’est plus compliqué. Le départ n'est pas envisagé, il n’y a pas eu de dépôt de plainte, donc c'est là que j'interviens, dans ce travail d'élaboration avec la dame. Je lui propose des rendez-vous, on se rencontre et on parle des violences, on essaye de les identifier ensemble.
Trouver un nouveau logement via Paris Habitat prend environ deux mois. Mais s’il y a eu une plainte ou un flagrant délit de violences conjugales, des mesures d’éloignement vont être mises en place pour que l’auteur des violences ne puisse plus revenir au domicile. Sinon il y a aussi des hébergements au foyer ou dans d’autres structures.
SdC : Que proposez-vous à ces locataires ?
A : Je leur propose une écoute, un accueil, des orientations vers des partenaires plus spécifiques. Je peux servir de tiers entre les agences de Paris Habitat et leur siège, appuyer les demandes de décohabitation des conseillères sociales en faisant moi-même une note sociale pour préciser le caractère urgent, faire accélérer les procédures si par exemple la dame est hébergée en hôtel.
Pour les femmes qui n’ont pas conscience d’être victimes, ce sera des entretiens où l’on va essayer d'identifier si ce sont des violences, souvent à l'aide du fameux schéma du cycle des violences conjugales, et on essaye d'identifier leur nature : physiques, psychologiques, matérielles, financières… Il y en a que je vais voir une fois parce qu’elles ne sont pas prêtes à quitter leur conjoint, et parfois c’est un suivi régulier qui s’installe.
A partir de l'identification des violences, quand elles ont pris conscience qu'elles sont victimes, j’essaye d'élaborer avec elles des scénarios de départ du domicile. Les années de violences, les enfants, l’isolement : tout cela leur fait se poser beaucoup de questions : où aller, comment s’en sortir…
Je recueille la parole, je les écoute. Parfois je vais les voir deux fois et ensuite silence, ne plus avoir de nouvelles pendant trois ou quatre mois, et puis elles vont me recontacter. Ce qui est bien avec la mission, c'est qu'on n'est pas pris dans le temps. Les dames ont le temps et nous aussi.
Je donne des informations, mais il faut savoir que ce scénario de départ s'élabore en lien avec les partenaires : le Centre social de Proximité, le CIDFF de Paris, le Point d’Accès au Droit, avec des consultations d'avocats et de juristes gratuits, une orientation psychologique… Ça vient étayer et renforcer le soutien à la victime. Après, il y a peu d’orientation vers les autres départements d’Esperem.
SdC : Qu’est-ce qui les pousse à partir, finalement ?
A : Selon les situations, il y a des déclics différents. Pour certaines, cela fait 20-25 ans qu'elles subissent les violences, elles ont été sous emprise, elles ont perdu toute confiance en elles, donc elles ont subi parce qu'elles devaient élever les enfants, parce que c'est monsieur qui ramenait l'argent à la maison… Et puis les enfants grandissent, et il y a parfois un déclic où là c'est trop, ce n'est plus possible. Majoritairement, ça a été la violence de trop et elles ont eu peur de mourir. C'est la peur de mourir qui les pousse à partir.
SdC : Quelle est la place des enfants dans cette décohabitation ?
A : Le relogement est important pour eux aussi. Nous considérons les enfants toujours co-victimes des violences conjugales. Quand les dames sont décidées à quitter le domicile, c'est qu'elles ont peur de mourir, il faut le dire simplement, mais aussi qu’elles ont pris conscience de l'impact des violences sur les enfants. Parce qu'en général elles sont très soucieuses de cet impact-là.
Elles sont très attentives aux changements de comportement des enfants après le relogement. Parfois des enfants se sont contenus tout le temps où le couple parental habitait ensemble, et quand la mère décohabite avec ses enfants, c'est là qu'elles me disent : « ah bah tiens, il n’arrête pas de taper son petit frère, ça fait deux fois que je suis convoquée à l'école parce qu'il agresse les autres enfants, il ne dort pas bien, il est hyperactif… ». Parfois c'est après le relogement que les enfants montrent des signes plus ou moins inquiétants.
SdC : Continuez-vous à suivre ces femmes lorsqu’elles sont relogées ?
A : Pour quelques-unes oui, il y a encore des rendez-vous. Le relogement ne règle pas toute la question des violences conjugales. Ce qui arrive assez souvent, c'est qu'elles sont super contentes d'avoir un nouveau logement, c'est une nouvelle vie qui commence. Surtout que le choix de Paris Habitat de l'appartement est précis et judicieux. Déjà, loin de l'ancien domicile, de façon à ce qu'il y ait un éloignement déjà géographique avec l’ex conjoint. Et ces appartements vont être aussi plus sécurisés que d'autres immeubles de Paris Habitat, donc globalement les dames sont très contentes de partir du domicile où elles ont subi les violences.
Pour autant, les traumatismes liés aux violences ne s'arrêtent pas. Evidemment, pour les femmes prêtes à partir, cela se passe mieux que pour celles qui ont dû partir en urgence. Mais il y a souvent une période de dépression après le relogement, parce que tout vient se poser, les dames réfléchissent. Et souvent, comme elles ont engagé une procédure de divorce avant le relogement, elles sont encore dans les violences après le relogement vu la longueur des procédures. Elles ne les subissent plus mais sont encore dans ces pensées-là.
Mais souvent, quand les dames sont relogées, elles veulent faire table rase du passé, ce qui signifie aussi ne plus me contacter ! Donc je cesse d’avoir de leurs nouvelles, mais je sais par le partenariat avec Paris Habitat comment ça se passe pour elles. Pour d’autres, ça va être : faire un petit coucou, me dire si ça va, si ça va moins bien, si les enfants sont suivis.... Ce n'est plus du suivi, c'est donner des nouvelles.
SdC : Sont-elles accompagnées par un.e psychologue après leur relogement ?
A : Pas forcément. On ne peut que leur proposer. Quelques-unes ont un suivi régulier, mais la majorité n’en veut pas. Ce que je fais, moi, c’est que je les oriente vers le service d’hébergement, qui propose un groupe de paroles autour des violences, ouvert aux femmes hébergées et reçues en accueil de jour comme je le fais. Donc quelques-unes des locataires assistent au groupe de paroles une fois par mois et ça leur permet d'être coupées de leur isolement. La parole leur permet de se libérer, de reconquérir un peu de confiance en elles. C'est très utile.
Est-ce qu’elles sont également suivies par d’autres associations ?
Non, ce n'est pas fréquent. Souvent les dames ont été dire un petit quelque chose là, un petit quelque chose ici, un petit quelque chose à l'école... Quand on fait la liste de tous les endroits où elles sont allées, je m’aperçois parfois qu'il y en a plein !
On les a envoyées une fois au PAD rencontrer une juriste, une fois au service social, une fois voir la psychologue scolaire. Mais il n’y a pas de vraie prise en charge de la victime, des violences.
SdC : Diriez-vous que c’est parce qu’elles n’ont pas assez accès aux informations ?
A : Non, je ne dirais pas ça. Je pense qu’elles y ont assez accès mais qu’il faut prendre en compte les suites traumatiques des violences.
Par exemple elles vont avoir du mal à mémoriser. Moi je reçois les dames, elles ont des cahiers, parfois deux ou trois, avec une tenue particulière, écrits parfois horizontalement parfois verticalement. Elles sont elles-mêmes tellement embrouillées par ce qu’elles vivent qu’il n’y a pas de logique. Je peux leur parler longtemps du CIDFF sans que cela ne résonne en elles pour qu’elles me disent finalement qu’elles y sont allées. Mais elles n’ont rien retenu.
Parce qu’il faut être disposé mentalement à retenir ces informations. Et vraiment les troubles de la mémoire je les repère fréquemment. Il y a des femmes jeunes qui vont être obligées de tout noter. Mais dans leurs cahiers, leurs classeurs, tout est embrouillé.
Il faut qu’elles soient prêtes à recevoir les informations. Et trop d’informations, ça étouffe la bonne. Le plus important c’est d’avoir une personne référente à disposition et qui fait selon le rythme de la personne, parce que ce ne sera pas linéaire, et ce sera compliqué.
SdC : En général, diriez-vous qu’elles sont bien suivies ? Bien accompagnées ?
A : Celles prises en charge par une association spécialisée sont bien accompagnées ! Mais en général, elles sont insuffisamment prises en charge. C’est dû en partie aux dames, qui en fait ne savent pas bien ce qu’elles veulent. Ça s’explique par des mécanismes psychologiques, il y a eu une grande perte d’estime de soi, de la dévalorisation, de ce qu’elles peuvent être encore en capacité de faire… Elles ont des périodes de demande où ça fuse, et puis il va y avoir un arrêt sur image, donc pas vraiment de suivi qui se construit.
Ça va être des périodes dans l’urgence, parce que monsieur la veille au soir a été hyper menaçant, donc c’est de la réaction. Mais après monsieur a promis, et puis « je l’ai un peu cherché, je l’ai énervé, et il avait un peu bu, mais là il a promis, il s’est calmé, c’est terminé ». Donc les choses vont se tasser.
SdC : Comment les professionnels ou les proches peuvent aborder une victime de violences conjugales ?
A : La parole libère beaucoup de choses. Il faut proposer un maximum d'espaces de paroles pour les victimes, paroles verbales ou non-verbales. Nous proposons par exemple l'activité yoga, pas le yoga habituel, mais un yoga basé sur des exercices de respiration, par rapport au stress, aux troubles d'endormissement, de bien-être corporel...
Ce qu’on peut leur proposer c’est le plus large espace de paroles. Le chemin s'engage quand elles commencent à en parler. Il faut avoir envers elles une parole réconfortante, un regard pas jugeant, la croire, lui proposer d’en parler dans des groupes, même si la victime n'est pas au point d'expliquer ce qui lui est arrivé, mais tendre une main c'est essentiel.
Après, elles font comme elles peuvent. Je reçois des dames qui sont tellement stressées, tellement oppressées, qu'elles en suffoquent. Quand on les écoute on dirait qu'elles sont asthmatiques. Ça va aussi être leur demander si elles ont vu leur médecin généraliste, si elles ont reçu les soins primaires. Il y a souvent des troubles du sommeil, alimentaires, donc avant une orientation plus spécifique, c'est bien de leur demander si elles ont un médecin traitant, si elles l'ont vu il y a pas trop longtemps, si elles ont besoin de le revoir, faire un bilan sanguin, voir si elles ne sont pas carencées en vitamines...
C’est un long chemin, mais elles en sont capables, parce qu’elles déploient une force et une énergie folles. Et moi je les trouve formidables.
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